Le digital est communément présenté comme « le » levier de développement du continent africain et des économies qui le composent. Congrès, sommets, médias… le sujet de la digitalisation de l’Afrique est devenu central. Tour d’horizon et témoignages.
L’effet leapfrog (saut de grenouille) aura-t-il lieu en Afrique ? Le continent profitera-t-il des opportunités de la digitalisation pour opérer un bond dans son développement économique et social ? C’est ce que laissent à penser les nombreux commentateurs et spécialistes du sujet.
C’est que les chiffres1 mettent en confiance :
Quid derrière les chiffres ? Ce que l’observateur européen a tendance à oublier, c’est la multiplicité de l’Afrique. Il n’y a pas « une » mais « des » Afrique. Et autant d’écosystèmes socio-économiques, de traditions, de freins, etc.
Comme le rappelait Paula Ingabire, ministre des TIC au Rwanda, au sujet de la connectivité des territoires, lors d’une table ronde organisée en avril dernier par la Banque mondiale, « dans chaque cas de figure il faut façonner, face à son contexte, ce qu’a fait un pays, en en tirant des enseignements mais en adaptant à son propre écosystème ».
De leur côtés, les sciences sociales ont également tendance à nuancer la vision « monobloc » de la mouvance « ICT4D » (information and communication technology for development) et notent que les effets des TIC sur le développement sont profondément liés aux spécificités des zones géographiques et des mécanismes qui s’y articulent
Cependant, plusieurs constats et problématiques peuvent être partagés à l’échelle du continent. Entre autres :
Ainsi, les expériences menées sont-elles scrutées avec grand intérêt d’un pays à l’autre.
Le Kenya et son système de transfert d’argent M-Pesa sont présentés en pionnier du genre. Le concept, désormais bien pris en main par les utilisateurs, est considéré comme un modèle d’avenir pour l’Afrique. Le mobile banking est devenu une nouvelle façon de consommer la banque.
La dématérialisation des flux permet aussi aux banques de diminuer leurs coûts de réseaux de distribution, bien plus élevés en Afrique qu’en Europe. D’autres expériences de dématérialisation de la monnaie ont été lancées, comme Yup, initié en Côte d’Ivoire par la Société générale.
Le digital donne aussi l’occasion aux habitants de continuer à contourner les banques (historiquement les échanges ont plutôt lieu en espèces). Ainsi, la plateforme MaTontine remet au goût du jour un système traditionnel en Afrique : celui de la tontine ou de l’épargne rotative entre particuliers [lire plus à ce sujet].
Le paiement par mobile a levé certains freins dans d’autres domaines. Par exemple l’accès à l’énergie solaire, ou encore l’optimisation des ressources humaines au sein de certaines administrations1.
La banque n’est pas le seul domaine où le digital a une utilité2.
Le formidable levier économique et l’espoir tout aussi considérable que représente le digital pour l’Afrique ne doit pas faire oublier, que le développement d’un pays est un ensemble de facteurs interdépendants. « Le téléphone portable, c’est très bien, mais ça ne peut pas tout remplacer : des routes qui n’existent pas ou des systèmes de santé déficients, par exemple. Et pour que le modèle d’innovation fonctionne, il faut des capitaux et un vrai accompagnement en matière de politiques éducatives », mettait en garde Stéphan Eloïse Gras, chercheuse et directrice des partenariats Afrique au sein de la plateforme d’éducation en ligne OpenClassrooms, interrogée par le Monde-Afrique.
Dans son état des lieux de l’e-santé, le magazine Décideurs indiquait en effet que si l’Afrique est à la pointe dans ce domaine, elle manque encore cruellement d’investisseurs.
Certains projets ont pourtant un impact social significatif. Par exemple, l’envoi de SMS aux femmes enceintes et jeunes mères au Mali a permis de diminuer la mortalité infantile de 30 % !
1. Sources : Décideurs – Guide 2018 / Le Monde Afrique.
2. Plus de projets sur Make It in Africa.
Abdramane a 23 ans. Il est malien et a étudié l’informatique dans une école d’ingénieurs au Maroc. La digitalisation de la société malienne, il l’observe : les smartphones sont de plus en plus nombreux et dépassent même la fracture générationnelle, y compris dans les usages.
Malgré tout, il subsiste d’autres disparités.
« En ville, les téléphones portables, les smartphones deviennent une habitude pour avoir accès aux réseaux sociaux, même chez les personnes plus âgées. Ce n’est pas le cas à la campagne où l’électricité n’est même pas garantie en permanence. »
En 2014, 96 % des ménages de Bamako, la capitale, possédaient un téléphone mobile, contre 78,2 % en milieu rural.
Services publics/population
« Les services administratifs restent encore non-informatisés. Dans ces structures, les employés sont d’une ancienne génération qui n’a vraiment pas la culture digitale ! ».
La population, elle, est plus à la pointe. Les gens « voient dans les réseaux sociaux un moyen peu coûteux de garder le contact avec la famille, les petits-enfants ».
Selon l’organisme de statistique du Mali, les téléphones mobiles ont contribué à rapprocher les populations. Les réseaux sociaux restent la préoccupation n°1 avant même la fonction d’appel.
« Un ordinateur portable décent coûte près de 500 € » alors que le salaire minimum malien s’élève à 40 000 FCFA, soit un peu plus de 60 €, et le salaire moyen à un peu plus de 86 € ! « On peut acheter un smartphone correct avec Whats App pour 70 €. » Le calcul est vite fait !
De plus, « les gens sont très influencés par les séries télé et les parents ont tendance à être plus ouverts au téléphone plutôt qu’à l’ordinateur », note le jeune homme.
Même démocratisée, la digitalisation va de pair avec les moyens financiers des ménages. À Bamako, 94,2 % des ménages pauvres ont un téléphone mobile. Chez les ménages aisés, ce taux grimpe à 98 %. En milieu rural, ces taux sont respectivement de 76,6 % et 81,2 %.
Par ailleurs, le jeune ingénieur estime qu’environ « 60 familles sur 100 seraient équipées d’un ordinateur de bureau, et seulement 20 sur 100 ont un ordinateur portable ». Il ajoute : « Les familles aisées sont en avance sur le sujet ».
Sources : d’après les chiffres de l’Instat-Mali.
Ciré, jeune Sénégalais, étudie le développement web au Maroc. Il porte un regard positif sur la digitalisation des usages dans son pays, même s’il remarque que l’appropriation des nouvelles technologies a tendance à dépendre du milieu social dont l’on est issu, alors qu’en revanche toutes les générations s’y sont mises.
Quand on dit « nouvelles technologies », il s’agit surtout du téléphone mobile. « Pour moi, ce succès s’explique par la facilité d’usage, son abondance et la variété d’appareils sur le marché. Se procurer un smartphone est une tâche très facile. »
Pour lui, outre la plus grande facilité à communiquer, les TIC offrent quelques atouts majeurs…
Premier point positif : le gain de temps. Par exemple, « les applications d’e-banking permettent de mettre de l’argent de côté, mais aussi de payer ses factures d’électricité, d’eau et autres abonnements… De nombreux services qui demandaient auparavant un déplacement et parfois une longue file d’attente », décrit Ciré.
Le gain de temps concerne aussi le transfert d’argent entre la diaspora sénégalaise et ceux restés au pays.
Dans cette même optique d’optimisation, l’État sénégalais a aussi instauré une plateforme numérique pour les démarches d’état civil.
Deuxième intérêt, la démocratisation du savoir. « En 2013, le gouvernement sénégalais a créé l’Université virtuelle du Sénégal, pour répondre au surcroît de bacheliers » voulant intégrer l’enseignement supérieur.
Cet établissement cible les personnes isolées géographiquement ou exclues du système traditionnel. Selon le site de l’université, 29 000 étudiants auraient déjà été accueillis et formés.
Du côté du privé, « la start-up Volkeno propose des solutions digitales, comme des clés USB ou des box, pour se former même hors-connexion. C’est très utile surtout dans les zones éloignées où la connexion internet n’est pas fluide ».
Outre l’éducation et les démarches administratives, la digitalisation s’observe, selon Ciré, dans tous les secteurs de la vie : « le commerce, le covoiturage, mais aussi le service de transport de particuliers type Uber ».
C’est également vrai dans les domaines des mutuelles santés ou de la distribution de semences aux paysans.
Mohamed, 30 ans, est ingénieur-informaticien. Il a quitté les Comores il y a dix ans pour faire ses études au Maroc où il vit toujours. Il se tient néanmoins informé des avancées réalisées par son pays en matière de digitalisation.
« Il y en a eu quelques-unes. Par exemple, quand je suis parti après mon bac, avoir une adresse e-mail ne faisait pas partie des standards et il fallait dépenser 10 Dhs pour en créer une. Cette situation est différente aujourd’hui. »
Toutefois, selon lui, « on reste loin de ce qu’on pourrait attendre d’un pays au XXIe siècle ».
Comme dans d’autres pays d’Afrique, ce sont le smartphone et, surtout, l’internet mobile qui révolutionnent les usages. « Avant, on ne voyait pas l’intérêt d’avoir un téléphone performant car les réseaux n’étaient pas accessibles. Aujourd’hui, le smartphone reste un objet coûteux mais tout le monde en possède un (souvent fourni par des membres de la famille à l’étranger) car on peut le recharger avec 50 Dh et se connecter à la 3G. »
Malgré certaines initiatives positives, telle la diffusion des résultats du bac via une appli mobile développée par l’Association comorienne des technologies de l’information et de la communication (Actic) avec le soutien de la Banque mondiale, l’entrée dans l’ère digitale des Comores se fait, selon Mohamed, à tout petits pas. « Je ne sais pas si le développement des TIC est une priorité pour les institutions comoriennes. L’État noue des partenariats avec des organismes tiers mais ne semble pas allouer de fonds propres à ce secteur pourtant porteur d’opportunités. »
Résultat ? Les Comores accusent un certain retard. Par exemple, dans le mobile banking. Les habitants doivent toujours faire le déplacement jusqu’à Moroni, la capitale. L’off-shoring se révèle aussi un potentiel pour le moment inexploité.
Et le trentenaire de pointer différents freins à la digitalisation :
Il ajoute : « Mon lycée, un établissement communautaire, a bénéficié de dons de matériel de la part de la diaspora comorienne et de partenaires chinois. C’est bien, mais personne n’est formé pour le maintenir en état ou enseigner l’informatique… ».
Il conclut : « Il y a des opportunités et un énorme potentiel mais on ne l’exploite pas ! J’espère que l’apparition d’un deuxième opérateur changera un peu les choses ».